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À la découverte des émotions (6) : Intelligence émotionnelle et compétences socio-émotionnelles





Compétences « psycho-sociales » ou « socio-émotionnelles », soft skills, ressources personnelles, « forces de caractère », compétences de vie, compétences douces, intelligence émotionnelle… Autant de notions et de termes souvent utilisés de manière interchangeables, qui renvoient à un contenu encore mal défini et difficile à circonscrire, mais qui font l’objet d’une attention croissante de la part des chercheurs dans les champs de l’éducation, de la psychologie et de la santé depuis quelques années (Encinar, Tessier et Shankland, 2017). Les liens qu’entretiennent ces compétences – quel que soit le nom qu’on leur donne – avec la santé mentale et la réussite scolaire sont de plus en plus étudiés. Nous nous intéresserons tout particulièrement aux concepts d’intelligence émotionnelle et de compétences psycho-sociales ou socio-émotionnelles.


La parution du livre de Daniel Goleman L’Intelligence émotionnelle en 1994 a contribué à populariser le concept d’intelligence émotionnelle, mais ce n’est pas lui qui a forgé l’expression emotional intelligence en anglais : elle apparaît pour la première fois dix ans plus tôt dans la thèse de Wayne Leon Payne (1985), qui soutient que nombre de problèmes individuels ou collectifs de l’humanité, comme la dépression, les addictions, la violence ou les guerres, sont liés à un manque d’intelligence émotionnelle et propose des pistes pour la développer, notamment à travers l’éducation. Toujours en amont de la publication de l’ouvrage de Goleman, deux autres psychologues – Peter Salovey et John Mayer – définissent le concept d’intelligence émotionnelle comme une « composante de l’intelligence sociale qui comprend la capacité de contrôler ses propres sentiments et émotions et ceux des autres, de faire la différence entre eux et d’utiliser cette information pour guider sa pensée et ses actions » (Mayer & Salovey, 1990).


Selon Goleman, l’intelligence émotionnelle comprend cinq dimensions :


  • la connaissance de soi – la capacité à comprendre nos émotions et nos sentiments

  • la maîtrise du soi – la capacité qui nous permet de réguler nos émotions

  • la motivation, qui nous permet d’être concentré sur nos objectifs jusqu’à les atteindre

  • l’empathie – la capacité à comprendre les émotions d’autrui

  • les aptitudes sociales – l’ensemble des capacités qui nous permettent de communiquer avec les autres et de créer du lien


Goleman insiste notamment sur le fait que l’aptitude à reconnaître nos propres émotions et celles des autres diffère de la capacité à les réguler. Comme l’avaient fait auparavant Payne ainsi que Mayer et Salovey, le travail de Goleman souligne l’importance de l’intelligence émotionnelle tant sur le plan individuel que, plus largement, dans la société. Le niveau d’intelligence émotionnelle influence le bien-être, la santé, la réussite scolaire, la performance au travail et et les relations avec autrui (Mikolajczak et al., 2014 ; Zeidner, Matthews, et Roberts, 2009). Une mesure de l’intelligence émotionnelle, nommée quotient émotionnel (QE), a été développée afin d’évaluer ces cinq domaines (Bar-On, 2004). Il n’est pas nécessairement corrélé au quotient intellectuel (QI), qui est une mesure des habiletés cognitives au moyen de tests psychométriques. Une personne peut en effet posséder un QI très élevé et un QE très faible. C’est parfois le cas, par exemple, chez les enfants « précoces » ou à « haut potentiel intellectuel » qui, malgré des capacités intellectuelles supérieures à la moyenne des enfants de leur âge, peuvent rencontrer des difficultés d’intégration et d’adaptation dans un groupe ou à l’école. À l’âge adulte également, les compétences socio-émotionnelles constituent un prédicteur plus important de la réussite professionnelle que le quotient intellectuel (Feist et Barron, 1996).


Les études les plus récentes distinguent trois approches de l’intelligence émotionnelle : la première, nommée « habileté spécifique », s’intéresse aux capacités mentales nécessaires à l’intelligence émotionnelle ; la deuxième – la « connaissance émotionnelle » – est centrée plus particulièrement sur la connaissance des expressions, des noms et des fonctions des émotions (perception et étiquetage des émotions) et la troisième est un « modèle mixte » qui regroupe différentes compétences qui dépassent la seule notion d’intelligence émotionnelle, incluant, par exemple, la tolérance au stress, l’estime de soi ou la pensée créative. Cette dernière approche s’éloigne quelque peu du concept d’intelligence émotionnelle tel que défini au départ (Encinar, Tessier et Shankland, 2017).


Elle se rapproche, en revanche, d’autres conceptions qui ont émergé de la recherche, parallèlement aux travaux sur l’intelligence émotionnelle, comme les compétences psycho-sociales. L’OMS les définit comme : « la capacité d’une personne à faire face efficacement aux exigences et aux épreuves de la vie quotidienne (…), à maintenir un état de bien-être mental et à le démontrer au travers d’un comportement adaptatif et positif lors de ses interactions avec les autres, sa culture et son environnement ». L’OMS a ainsi identifié dix compétences psycho-sociales subdivisées en cinq paires :


  • savoir résoudre les problèmes/savoir prendre des décisions

  • avoir une pensée créative/avoir une pensée critique

  • savoir communiquer efficacement/être habile dans les relations interpersonnelles

  • avoir conscience de soi/avoir de l’empathie pour les autres

  • savoir gérer son stress/savoir gérer ses émotions.

L’une des caractéristiques des compétences socio-émotionnelles est qu’elles ne sont ni acquises dès la naissance, ni fixes tout au long de la vie : elles sont susceptibles d’être enseignées au même titre que n’importe quelle autre compétence, les expériences et les apprentissages permettent donc de les faire évoluer tout au long de la vie (Mikolajczak et al., 2014 ; Zeidner, Matthews, et Roberts, 2009). Cependant, rares sont à ce jour les outils qui permettent d’évaluer ces compétences avec précision, car ce champ de recherche est encore récent. Or, sans instrument de mesure, il est difficile de déterminer quelles sont les interventions les plus efficaces selon les contextes et les publics qui en bénéficient. Signalons les travaux de Pierre Encinar (2017) et de Béatrice Lamboy (2018). Le premier a validé un outil de mesure des compétences émotionnelles chez l’enfant en langue française ; la seconde propose en libre accès des supports d’intervention clé en main, fondés sur des travaux de recherche et destinés à des enfants de 2 à 11 ans, ainsi qu’à leurs parents.

Comme pour toutes les notions qui visent à améliorer la qualité de vie et les performances individuelles, porter un regard critique sur le concept d’intelligence émotionnelle autant que sur les interventions destinées à améliorer les compétences sociales et émotionnelles est indispensable : l’intention est évidemment louable, mais ne nous dispense pas de nous interroger sur les valeurs sous jacentes, la vision éthique et les choix de société que véhiculent de tels projets intellectuels. En effet, prises isolément, certaines de ces compétences peuvent devenir des armes, préjudiciables à autrui : l’habileté dans les relations interpersonnelles peut ainsi être cultivée à l’aide de techniques de communication, mais en l’absence d’éthique et d’autres compétences émotionnelles, comme l’empathie, elle n’est plus qu’un instrument de manipulation.


Le risque de dérives est connu, étudié scientifiquement, et a été dénoncé, par exemple, par le journaliste Jean-Laurent Cassely dans Le côté obscur de l’intelligence émotionnelle (qui comporte plusieurs références à des travaux de recherche). Par conséquent, il ne s’agit pas d’associer de manière unilatérale le développement des compétences socio-émotionnelles ou de l’intelligence émotionnelle à des valeurs morales « positives », mais il ne s’agit pas davantage de disqualifier l’enseignement de ces compétences à l’école au motif qu’il serait possible d’en faire un « mauvais » usage. Accompagner l’enfant dans son développement global implique de s’interroger constamment : cette approche permet-elle de promouvoir l’émancipation, la démocratie, l’épanouissement du potentiel de chacun dans l’acceptation des différences, ou est elle, à l’inverse, au service d’une conception normative de la réussite, caractéristique de la pensée néo-libérale, au service de « l’industrie du bonheur » ?  (Illouz et Cabanas, 2018 ; Chanlat, 2003).

Les différents articles ont été rédigés par Pascale Haag (EHESS, BONHEURS, LSN) et Lisa Cognard (université Paris Diderot, CRI, LSN). Retrouvez les précédents épisodes : (1) Qu’est-ce qu’une émotion ? (2) Un peu d’histoire (3) Un fait social  (4) Dans le corps et dans le cerveau (5) Développement de l’enfant

Un grand merci à Margot Le Lepvrier pour les illustrations


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